La droite au but

Réjouissez-vous, électrices et électeurs de droite : voici venu les temps des briseurs de tabous. Ils sont venus vous libérer des chaînes de la bien-pensance. Ils vous donneront à entendre ces terribles vérités que les gens distingués s’obstinent à taire au nom du politiquement correct. N’en aviez-vous pas assez du monotone filet d’eau tiède que vous servent les énarques parisiens ? N’est-il pas injuste que les Le Pen et leurs amis s’arrogent le monopole des fortes paroles ? Les briseurs de tabous vont vous servir de quoi étancher votre soif. Dans leur langage, en confidence, ils appellent cela du «gros rouge qui tache». Ce serait, croient-ils savoir, le breuvage préféré du peuple. C’est en tout cas ce que leur a expliqué le sommelier maurrassien Patrick Buisson, ex-conseiller de Nicolas Sarkozy.

Ainsi parlent ceux qui se targuent d’incarner la vraie droite. Ils se proclament Droite populaire avec les députés LR Philippe Meunier et Lionnel Luca, Droite forte avec l’ex-jeune frontiste Guillaume Peltier ou encore Droite sociale avec l’ancien ministre Laurent Wauquiez. Les premiers sont de grands amateurs d’apéros «saucisson-pinard», coutume empruntée aux plus radicaux des identitaires. Le deuxième groupe propose carrément de supprimer le droit de grève des enseignants et d’imposer dans les médias «un quota» de journalistes de droite. Quant à Wauquiez, il doit pour l’essentiel sa célébrité à sa mémorable croisade contre l’assistanat, ce «cancer de la société française». Ils sont tous, chacun dans leur style, les héritiers de Nicolas Sarkozy, l’homme qui mit la main sur le mouvement néogaulliste en proclamant, en 2004, l’avènement de la «droite décomplexée».

Mais soyons équitable. Il faut aussi rendre justice à un homme politique aujourd’hui un peu oublié : Jean-François Copé. Il fut pourtant le plus consciencieux et peut-être le plus doué de ces nouveaux décomplexés. De tous ses contemporains issus de la droite dite républicaine, il est, sans conteste, celui qui aura poussé le plus loin la logique du briseur de tabous. Avant le tragique accident Bygmalion, qui l’a stoppé net dans son ascension vers le pouvoir suprême, le maire de Meaux avait été, on l’oublierait presque, le chef prometteur, quoique contesté, d’un parti nommé UMP.

La console de jeux et le pain au chocolat de Copé

Quelques mois après la défaite du 6 mai 2012, alors que beaucoup avaient naïvement pris au sérieux l’annonce par Sarkozy de son retrait de la vie politique, Copé publiait chez Fayard un brûlant Manifeste pour une droite décomplexée, son programme de campagne dans la course à la présidence du parti.

Pour contrer son concurrent, le très policé François Fillon, il décide d’en faire un représentant caricatural d’une droite complexée. Copé s’autoproclame porte-parole de «tous ceux dont les souffrances et les exaspérations» sont «invisibles aux yeux du petit monde parisien» et ne font «jamais la une des journaux». Sa «droite décomplexée», il promet qu’elle sera libérée du «politiquement correct», c’est-à-dire de «cet ordre établi par la gauche bien-pensante pour assurer sa domination». Il fait le serment de ne laisser personne taire «ce que vivent les Français», surtout pas les «leaders d’opinion» calfeutrés dans leur confort intellectuel. Car les «tabous» seraient enfermés dans les cafés chics de Saint-Germain-des-Prés. Et c’est un connaisseur, Copé, fils de la grande bourgeoisie parisienne, qui le révèle.

Pour briser un tabou, rien de tel qu’une histoire édifiante, racontée à un public tout acquis à la cause de l’iconoclaste. En juin dernier, Nicolas Sarkozy a fait sensation avec sa parabole de la «grosse fuite d’eau» et du mauvais plombier. Les Républicains ont adoré. Plutôt que des fables, Copé, lui, préfère servir à son public des anecdotes certifiées authentiques, puisées dans son expérience de maire de Meaux. Ainsi cette maman courageuse, habitante d’un quartier populaire, qui élève seule son fils à qui elle a offert, «au prix de plusieurs mois d’économies», une console de jeux. Au pied de son immeuble, le gamin se fait bousculer par un jeune de la cité qui lui vole le cadeau maternel. «Si t’es pas contente, casse-toi, la Gauloise !» lui répondent les parents du voleur auprès de qui elle avait osé se plaindre. «Je sais que je brise un tabou en employant le terme « racisme antiblanc », mais je le fais à dessein parce c’est la vérité que vivent certains de nos concitoyens», écrit l’auteur du Manifeste des décomplexés.

Racisme antiblanc : le concept est tellement mobilisateur qu’il décide d’en faire le clou de son premier meeting de campagne. Le 5 octobre 2012, à Draguignan (Var), devant quelques centaines de militants enthousiastes, Copé dégaine une nouvelle anecdote : il raconte combien il partage l’exaspération de ce pauvre père d’une «famille de France» qui, rentrant de son travail, «apprend que son fils s’est fait arracher son pain au chocolat à la sortie du collège par des voyous qui lui expliquent qu’on ne mange pas pendant le ramadan». Le succès de cette histoire est considérable : les «bien-pensants» s’indignent, comme il se doit (de Libération jusqu’aux fillonistes, en passant par les associations antiracistes et le Conseil français du culte musulman), mais la vraie droite est emballée, et c’est l’essentiel. Selon un sondage TNS Sofres pour i-Télé paru quelques jours plus tard, 84 % des sympathisants UMP partagent «la conviction de Copé sur le racisme antiblanc».

Le thème si porteur du racisme antiblanc, l’extrême droite en a fait son cheval de bataille depuis plusieurs décennies. Dans les années 70, alors que fleurissaient, à gauche, les mouvements antiracistes, le théoricien de la nouvelle droite Alain de Benoist avait trouvé la parade. Le «pire des racismes» n’était-ce pas le racisme antifrançais et le racisme antiblanc véhiculé par les jeunes gauchistes, obsédés par la dénonciation du passé colonial ? La littérature d’extrême droite regorge de «révélations» sur les crimes innombrables que «le système» présente comme de simples faits divers, alors qu’ils relèvent du racisme antiblanc. En 2003, sur RMC, alors qu’on lui demande s’il regrette ses dérapages («Durafour crématoire», les chambres à gaz comme «point de détail»), Jean-Marie Le Pen se défend : «En quoi suis-je raciste ? Je ne m’interdis pas de dire qu’un Noir est noir. […] Il y a un racisme plus important, celui dont on ne parle pas, c’est le racisme antiblanc, dont sont victimes les Français de souche.» On comprend mieux, dès lors, ce que Copé veut dire quand il parle de briser un tabou. Il s’agit de reprendre délibérément, et de manière «décomplexée», les thèmes qui auront démontré, grâce au FN, leur efficacité électorale.

Buisson et l’identité nationale

L’ancien directeur de Minute Patrick Buisson fut, on l’a vu, le grand théoricien de cette stratégie. C’est lui qui avait soufflé à Sarkozy la création d’un ministère de l’Identité nationale. L’élection présidentielle de 2007 a montré que cette stratégie pouvait être payante : Sarkozy, candidat de la droite décomplexée, avait effectivement taillé des croupières à Jean-Marie Le Pen. Parce qu’il ne fallait pas s’arrêter en si bon chemin, une autre idée avait germé en 2009 : au-delà du ministère, la question de l’identité nationale devait être débattue partout en France, dans toutes les préfectures. Et là encore, pas de tabous : «Je veux du gros rouge qui tache», avait lancé Nicolas Sarkozy à ses lieutenants, alors qu’approchaient des élections régionales lourdes de menaces. L’ancien chef de l’Etat a été servi. Stimulés, à l’époque, par le retentissant «non» suisse à un référendum sur les minarets, ses supporteurs ne se font pas prier. Les tabous tombaient comme des mouches. A Verdun, un maire UMP sortant d’un débat à la sous-préfecture de la Meuse résumait ainsi son point de vue sur l’immigration devant une caméra de télévision : «Ils sont déjà 10 millions payés à rien foutre, […] il est plus que temps de réagir, sinon on va finir par se faire bouffer.» Victime de son «succès», le débat sur l’identité nationale devra être arrêté en catastrophe.

Cinq années plus tard, la rhétorique décomplexée prospère à tous les étages. L’hebdomadaire Valeurs actuelles est loin d’être le seul à marteler de façon obsessionnelle sur «ce que l’on n’ose pas dire» sur l’immigration et sur l’islamisation rampante de la société. De quoi consoler peut-être le reclus Patrick Buisson, infréquentable depuis qu’a été révélée sa manie de l’enregistrement clandestin. A l’image d’Eric Zemmour ou d’Ivan Rioufol, une cohorte de maîtres de la pensée décomplexée affirme que l’identité collective se dissout sous les coups de boutoir du communautarisme et que tel devra être «le» sujet de 2017. Ceux qui refusent de «nommer les choses» au motif qu’elles seraient dérangeantes, les Juppé, Fillon et autres Baroin, enfermés dans leurs tabous, sont appelés les «dénégationnistes». Dans la jeune génération, on se bouscule pour reprendre le flambeau lâché en pleine course par Jean-François Copé : entre les trentenaires Laurent Wauquiez et Guillaume Peltier, deux poulains de Patrick Buisson, c’est à qui sera le plus décomplexé.

Wauquiez et le «gouffre»

Après avoir débuté en politique dans le sillage démocrate-chrétien et pro-européen de son premier mentor Jacques Barrot, Wauquiez a fait une entrée tonitruante dans la confrérie des briseurs de tabous en 2012, avec sa charge contre l’assistanat. Depuis, il n’a de cesse de s’inquiéter du «gouffre» qui se serait creusé entre les Français et leurs élus. En septembre 2014, on avait quelques raisons de le voir rallier, avec armes et bagages, le revenant Sarkozy. N’avait-il pas été particulièrement sévère en 2013 dans son jugement sur le bilan de l’ancien chef de l’Etat, auteur de «réformettes» qui n’avaient absolument rien débloqué dans «un système sclérosé» ? Un an plus tard, changement de ton : la France a besoin de Sarkozy et de sa «capacité à secouer les tabous».

Peltier, lui, proclame urbi et orbi que la société est en voie de «droitisation» et que les vrais sarkozystes doivent accompagner ce mouvement. «Sous la pression populaire», il annonce la fin d’une vieille division du travail dans laquelle la droite, en charge de la gestion et des questions économiques, aurait abandonné à la gauche les médias et le pouvoir intellectuel. Grâce à l’explosion de ce «Yalta des élites», voici donc, selon Peltier, la droite enfin débarrassée des tabous qui verrouillaient son corpus doctrinal.

Chirac et l’«overdose» d’étrangers

Comme souvent, le leader autoproclamé de la «génération Sarkozy» se pousse un peu du col. Car, en vérité, les dirigeants de la droite n’ont pas attendu Guillaume Peltier, ni même Patrick Buisson pour s’offrir, à l’occasion, des séances de chasse aux tabous. Aujourd’hui célébré comme un républicain impeccable, Jacques Chirac avait fait très fort le 19 juin 1991. Alors maire de Paris, il présidait un dîner-débat réunissant près d’un millier de militants et sympathisants (Edith Cresson avait été nommée quelques semaines plus tôt Premier ministre de François Mitterrand). Entre fromage et dessert, il s’était lancé, à propos de l’immigration, dans un développement digne d’un Le Pen au mieux de sa forme. «Notre problème, ce n’est pas les étrangers, c’est qu’il y a overdose. […] Il faut mettre un moratoire au regroupement familial», avait martelé le chef du RPR. L’occasion pour lui de lancer ce qu’il appelait «un vrai débat moral» : «Est-il naturel que des étrangers puissent bénéficier, au même titre que les Français, d’une solidarité à laquelle ils ne participent pas, puisqu’ils ne paient pas d’impôts ?» Pour bien se faire comprendre, il y était allé de sa petite histoire édifiante, comme le fera vingt ans plus tard son disciple Copé : il évoquait «le travailleur qui habite à la Goutte d’or et travaille avec sa femme pour gagner environ 15 000 francs».«Sur son palier d’HLM, ledit travailleur voit une famille entassée avec le père, trois ou quatre épouses et une vingtaine de gosses, qui touche 50 000 francs de prestations sociales sans, naturellement, travailler. […] Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, le travailleur français, sur le palier, il devient fou. Ce n’est pas être raciste que de dire cela», avait conclu Chirac, déclenchant une franche hilarité, exactement comme Sarkozy avec sa fuite d’eau. La chute du tabou a manifestement un effet comique sur le militant de droite. Le lendemain, Chirac s’étonnait que de tels propos puissent faire scandale : «Je ne suis pas suspect de sympathie à l’égard de M. Le Pen. Je ne vois pas en quoi il aurait le monopole de souligner les vrais problèmes.» Il est vrai qu’à l’époque, ce «monopole» était vigoureusement contesté. Pour ne pas laisser les néogaullistes chasser seuls sur les terres frontistes, le sénateur Michel Poniatowski, président d’honneur du Parti républicain, démontrait, dans le Figaro, qu’il était capable d’aller «plus loin» que Le Pen. Préférence nationale à l’embauche, suppression du regroupement familial et des allocations familiales, expulsion des étrangers chômeurs, etc. L’ex-ministre de Giscard n’y allait pas de main morte. Il proposait même de «réexaminer» la naturalisation des étrangers devenus français sous Mitterrand.

Elections après élections, la démonstration sera faite que la droite dite «républicaine» profite rarement de cette course endiablée derrière le FN. Dans cet exercice, nos nouveaux briseurs de tabous paraissent presque timides, comparés à leurs aînés. Ils n’ont, en tout cas, rien inventé. Ni rien appris.

Demain : les superstitions théâtrales