L’affaire de Tarnac est d’abord celle d’un emballement. Ce 11 novembre 2008, alors que la France encore endormie s’apprête à célébrer l’armistice, une vingtaine de personnes sont interpellées entre Paris, Rouen et le petit village de Tarnac (Corrèze), qui va devenir en quelques heures le nouveau symbole du terrorisme intérieur. L’opération, d’une ampleur exceptionnelle, mobilise 150 policiers, dont 50 agents de la toute nouvelle Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), et 60 hommes de la Sous-Direction antiterroriste (Sdat) de la police judiciaire. Le premier communiqué de presse tombe peu après 8 heures, alors que les perquisitions sont toujours en cours. Le ministère de l’Intérieur annonce un coup de filet dans «un groupe d’ultragauche de la mouvance anarcho-autonome», donnant aussitôt une coloration politique à l’affaire. Selon les premiers éléments livrés à la presse, l’enquête a permis de découvrir «une trace ADN» à proximité des lignes TGV sur lesquelles des crochets ont été posés quelques jours plus tôt. D’autres empreintes digitales, en cours d’exploitation, devraient permettre rapidement de confondre les coupables – il n’en sera finalement rien. La ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie, ne s’embarrasse pourtant pas de précautions d’usage en préemptant la communication sur le dossier. «Ces gens ont voulu s’attaquer à la SNCF car c’est un symbole de l’Etat, et ils savaient que leurs actes auraient un fort retentissement médiatique», déclare-t-elle au cours d’une conférence de presse improvisée dans son bureau de la place Beauvau.
«L’ennemi invisible». En l’occurrence, ce sont surtout les moyens policiers déployés et les propos tonitruants de la ministre qui vont provoquer l’emballement des médias. Pendant des mois, filatures, surveillances et écoutes téléphoniques auraient permis d’établir avec certitude «le lien entre les lieux, les heures de sabotage et l’activité d’un certain nombre de membres du groupe de Tarnac». Le ton est donné. «La longue traque des saboteurs du rail», titre le Point en déroulant le récit d’une «enquête minutieuse» qui reprendra mot pour mot la version policière. Le Figaro publie une photo «authentifiée» du crochet retrouvé à proximité des voies, évoquant des «nihilistes clandestins» devenus «apprentis terroristes de l’ultragauche».Le Nouvel Obs parle des «guérilleros du rail» tandis que Libération, qui a fait depuis son mea-culpa, titre en une : «Quand l’ultragauche déraille». Sur les plateaux télé, des experts autoproclamés pérorent sur le concept de «préterrorisme» pendant que les premiers directs s’organisent depuis le plateau de Millevaches. Des huiles de la Sdat s’interrogent sur «d’éventuels liens avec l’ultragauche allemande qui a déjà revendiqué des actions contre les trains transportant des déchets nucléaires». C’est le retour de l’«ennemi invisible», avec, en toile de fond, le spectre d’Action directe. Un cas d’école de storytelling orchestré depuis la place Beauvau et relayé complaisamment par la plupart des médias.
En réalité, la thèse policière et la com gouvernementale ne doivent rien à l’improvisation. Depuis plus de six mois, le groupe de Tarnac est sous la surveillance étroite des services de renseignement et de la Sdat. Très sensible aux «risques de résurgence violente de l’extrême gauche radicale», MAM avait elle-même demandé à ses services «le renforcement» de la surveillance de la mouvance anarcho-autonome. La ministre s’appuyait notamment sur un rapport des Renseignements généraux (RG) d’une trentaine de pages baptisé «Du conflit anti-CPE à la constitution d’un réseau préterroriste international : regards sur l’ultragauche française et européenne».
«Ratage». Place Beauvau, le retour du terrorisme est devenu une arme de légitimation politique. Ironie du calendrier : l’affaire de Tarnac prendra corps au moment même de la disparition des RG. L’interpellation de Julien Coupat et de ses acolytes est d’ailleurs le premier gros coup de la DCRI, créée quelques mois plus tôt. Ce «FBI à la française» est alors censé incarner la République irréprochable chère à Nicolas Sarkozy. Mais ses méthodes d’enquête et ses approximations finissent par fragiliser l’instruction. En 2009, François Hollande va jusqu’à évoquer un «ratage policier». La DCRI, sanctuarisée par le secret-défense, finira même par symboliser la reprise en main du renseignement par le pouvoir politique. Une évolution dont l’affaire de Tarnac reste un des exemples le plus frappants.